Brochets d'automne

par Yvan Kusbit



Nous sommes mi-novembre, depuis trois semaines les précipitations sont quotidiennes. Le cumul des précipitations est d’environ 350mm. Nous manquions d’eau, mais désormais nous en avons trop d’un coup.


Depuis ces quelques semaines je traine ma misère au bord de l’eau, j’ai fait quasiment 25 sorties pour 20 bredouilles, seulement deux bass, deux petits brochets et une perche ont répondus présents. Les rivières sont impéchables. Je suis pourtant allé dans les marais pour tenter un gros sandre, mais sans succès. Même les pêcheurs au vif rencontré au bord de l’eau ne font pas non plus de miracles. D’ailleurs on ne voit pas grand monde à la pêche, ce qui est un signe que peu de poissons se font prendre. Mais en pêcheur passionné j’insiste. La persévérance paye … il parrait.
Pour moi, la chance à la pêche n’existe pas, c’est la somme cumulée de petits détails qui mènent à une bonne pêche. j'observe, j’analyse et j’essaie d’en tirer profit afin de réussir mes sessions au bord de l’eau.


Sur les prévisions météorologiques, la fin des pluies est prévue pour presque une dizaine de jours. Je sais d’expérience que la baisse des niveaux et l’éclaircissement de l’eau vont ouvrir un créneau alimentaire favorable … enfin ça c’est sur le papier. Je suis tellement confiant que j’ai posé un jour de congé le vendredi suivant. La veille j’ai été voir en Boulogne les niveaux et la couleur de l’eau. C’est tout à fait pêchable et d’ailleurs je dépique un brochet en bordure. Initialement je devais aller aux sandres, mais la couleur de l’eau me fait changer mon fusil d’épaule et c’est aux brochets que j’irais tenter ma chance vendredi. C’est vendredi matin, j’arrive sur le lac vers 10h, personne au bord de l’eau, il y a un fort courant, mais la turbidité de l’eau permet aux brochets de voir mes leurres, j’ai environ 25cm de visibilité. Après les coups d’eau, les crues ont déposé du limon sur les berges et hormis des traces de chevreuils personne n’est venu ici depuis trois semaines. Alors, aujourd’hui c’est presque l’ouverture !!!


La première zone ne donne bizarrement rien, pourtant un bel amorti de courant laissait présager un poisson posté là. Tant pis, je pars sur une autre zone. Dans la pêche du brochet il faut méthodiquement peigner un poste comme si on coupait des parts de pizza. Si la zone est bonne, une prospection en éventail permet de bien explorer la surface du poste. C’est une des clés de la pêche du brochet. Le deuxième amorti de courant n’est pas productif non plus. J’ai attaqué la zone avec un poisson nageur glider de 19cm pour 70gr, j’ai ensuite passé un hybride de 14cm pour 35gr, puis je termine avec un gros spinner bait de 28gr. Vous l’aurez compris je ne suis pas venu prendre des bécots, ma devise est "un gros ou capot !". Je suis un peu fébrile, je regarde autour de moi en surface, en espérant voir une chasse, ou un gardon qui saute en surface, la moindre indication peut faire basculer la pêche. L’esprit travaille, le cerveau boue, on essaie de comprendre ce qui ne fonctionne pas. Si seulement il y avait une touche, histoire d’avoir un indice pour débloquer la situation.


Je suis devant le troisième amorti, une zone longue d’une vingtaine de mètres sur 6m au plus large. Le courant principal passe presque parallèle à ma berge et le contre-courant forme une zone propice pour les carnassiers venus s’alimenter. Je reste en retrait de la berge car l’eau bien qu’un peu teintée est quand même assez claire pour qu’un poisson me repère et se sauve. je suis sûr que ça vous est déjà arrivé de vous approcher nonchalamment du bord et de voir un remou avec un gros nuage de sédiments. Non jamais ?
C’est lors du quatrième lancé avec le glider de 19cm que je vois une vague se former derrière le leurre, à ce moment précis tous mes sens sont en alertes, l’œil rivé sur la vague grâce à mes lunettes polarisantes, j’entrevois une tache suivre, dans ma tête j’entends une voix dire "ATTAQUE, ATTAQUEEEEE !!!!". Frustration, le poisson a suivi mais n’a pas mordu. Je l’ai entre aperçu, mais je n’ai aucune idée de sa taille. Vu la vague qu’il a formé, je pense qu’il était joli. Je relance… Cette fois je laisse couler un peu plus mon leurre et à 5m du bord tout se bloque comme si j’étais pris dans un accroc. Je sens alors un coup de tête et envoie un ferrage de bucheron "c’est piqué !" enfin de l’action. Toutes les interrogations sur le fait de trouver un poisson sont levées d’un coup. Le brochet fait un premier rush que je maitrise avec brio puis il revient sous la canne. Je lui mets une grosse pression, car je suis équipé en conséquence. Mon frein est serré très fort et la bobine du moulinet équipée d’une tresse de 28°° je sais que ça teindra le choc. Malgré plusieurs essais, je n’arrive pas à le plier pour le faire entrer dans l’épuisette. Je décide de l’échouer en bordure et de le mettre au sec.


Ma journée est gagnée. J’ai la banane, c’est dingue le shoot d’adrénaline que procure ces émotions de pêche. Je décroche rapidement le poisson, le remet à l’eau dans l’épuisette pour le nettoyer de la boue et ainsi préparer sereinement la mesure et les photos. Sur la toise le poisson fait 88cm, c’est le plus gros de ma saison. Il a une vilaine blessure sur le flanc. Je ne tarde pas à le relâcher et il repart rapidement. Je serre les poings, mon weekend est déjà gagné.

Je suis tout crépi de boue, mais j’ai un petit sourire au coin de la lèvre qui en dit long sur mon moral.
Pourtant cette journée n’est pas terminée et après quatre autres lancés avec le glider, je prends à nouveau un gros blocage à 2m du bord. Le poisson qui était tapi sur le fond dans 1m d’eau, remonte dans la couche d’eau. Je l’aperçois et à ce moment-là, je sais que je vais prendre la foudre sur son premier rush. Le poisson est énorme, un dos épais comme un pain de deux, mon glider à entièrement disparu dans sa gueule et seul mon 80/100 en fluoro ressort devant le bout de son bec. Il démarre, ma canne se plie, je baisse les genoux et les bras pour amortir son fulgurant départ et là, à ce moment précis, je me suis demandé si mon fluoro de 40/100 placé juste après le 80/100, allait résister vu que mon frein de moulinet est sérré trés fort (à la main je m’arrive pas à la sortir). Ma canne accuse le coup et le poisson me sort du crin comme qui rigole. C’est dingue la puissance de ce poisson. Mon bas de ligne a tenu le premier rush, la canne est pliée, mais je lui maintiens une grosse pression. Revenu en bordure dans l’eau claire, je le vois ouvrir sa gueule béante et ses ouïes rouge. Je sais qu’il va sauter et dans la seconde qui suit, le brochet monte une chandelle et sort entièrement de l’eau. J’avoue avoir serré les fesses pour qu’il ne se décroche pas en retombant dans l’eau à 2m de moi. Cette fois, j’ai droit à une douche gratuite, après le crépi de boue du précédent poisson, là c’est le rincage à l’eau claire. Le poisson semble étourdi de sa cabriole et j’en profite pour l’échouer comme le précédent. C’est à ce moment précis que je sais que j’ai remporté le combat. Les sentiments à cet instant sont un mélange d’ivresse, de joie et le soulagement de ne pas l’avoir décroché. Il faut reprendre son esprit et vite décrocher le leurre. Ma pince pourtant de bonne taille est à peine assez grande pour aller chercher le glider au fond du gouffre plein de dents acérées. Elle est bien piquée dans le blanc de la gueule et en bordure de mâchoire. Bien évidemment, c’est une grosse femelle reproductrice qui dans quelques mois pondra ses œufs dans les frayères, il faut en prendre soin. Je la place dans l’épuisette et la remet à l’eau en attendant la mesure et la séance photo.
Je suis euphorique, le poisson ne dois pas être loin de la barre mythique que tous les pêcheurs de brochets rêve de prendre. La poutre, la bûche, le métré !
Je dépose le poisson sur la toise, elle a un ventre énorme. Je place sa tête contre le rebord de la toise, ajuste sa position et regarde la mesure … "Yes, ça dépasse !" 102cm de bonheur. C’est mon plus gros brochet sur le lac d’Apremont. Nous devenons frères de sang, car elle saigne un peu en bordure de mâchoire et moi, j’ai le petit doigt qui a pris un coup de dent. Sans trainer, je la dépose dans l’eau, la réoxygène quelques instants puis la laisse s’éloigner tranquillement dans l’onde…. Je suis sur un petit nuage, vertige des émotions, je n’ai plus envie de pêcher. J’ai déjà vécu ces sensations après la prise de poissons trophées. Aujourd’hui, c’est mon quatrième métré depuis que je suis pêcheur, mais la joie est toujours aussi intense.


Deux jolis brochets en dix mètres !. Le plus fou dans l’histoire, c’est qu’après cette prise, sur le lancé suivant, je vais voir un autre brochet de plus 80cm venir me goinfrer mon leurre hybride de 14cm presque sous la canne et au ferrage, il va me couper directement mon fluoro de 65/100 …
J’ai une petite musique qui trotte dans ma tête à ce moment là "pouin, pouin, pouiinnnnnn…".
C’est sur cette action que va se terminer cette session sur le lac. Sachez quand même, que les jours qui ont suivis ont été exceptionnels. Partout les eaux se sont éclaircies en rivière et ça a été l’euphorie alimentaire comme on a rarement l’occasion de rencontrer.

Bonnes année 2024 et vive les buches !!!